La Berlinale est plus politique que Cannes ou Venise. Plusieurs films s’intéressaient à la guerre en Ukraine, à la question palestinienne, à l’oppression en Iran, aux jeunes hommes partis faire le djihad ou aux réfugiés Iraniens ou Syriens. Les discours de la cérémonie d’ouverture, notamment celui de la ministre de la Culture, étaient de vibrants plaidoyers pour l’arrêt des guerres en Ukraine et à Gaza, et pour la paix et la liberté partout dans le monde. Le palmarès du Jury œcuménique reflète cette tendance, le prix dans la Compétition ayant été attribué à un film iranien et le prix et une mention spéciale récompensant, dans la section Forum, deux films qui évoquent, de manière directe ou indirecte, la guerre en Ukraine. Le palmarès du jury international a quant à lui surpris la plupart des membres de notre jury œcuménique, tant les films choisis, même de qualité, ne nous semblaient pas les plus importants de la sélection.
Les choix du jury œcuménique
La Berlinale comprend de nombreuses sections et accueille des centaines de films. Le jury œcuménique, composé de six membres, a vu tous les films de la Compétition et s’est séparé en deux groupes de trois pour voir une dizaine de films de la sélection Panorama d’une part et de la sélection Forum d’autre part. Le nombre de film à voir et la dispersion des salles dans toute la ville conduit à des journées longues et fatigantes, mais la contrepartie de cette dispersion est un festival avec un ancrage dans la cité. Sans trahir le secret des délibérations du jury, on peut dire que la discussion a été facile et qu’il s’est rapidement dégagé des consensus, notamment pour le prix dans la sélection Compétition attribué à My Favourite Cake, un beau film iranien sur la vieillesse et la solitude.
L’histoire de cette septuagénaire, veuve depuis 30 ans, qui s’ennuie et part à la recherche d’un homme, est à la fois drôle et émouvante. Sa soirée avec le chauffeur de taxi qu’elle a trouvé, divorcé et seul depuis très longtemps, est une merveille de légèreté et de tendresse. Le thème est universel même si les carcans de la société iranienne ajoutent quelques contraintes et augmente la solitude puisque les enfants de la femme sont partis à l’étranger. Les deux acteurs auxquels nous avons remis le prix, en l’absence des réalisateurs Maryam Moghaddam et Behtash Sanaeeha qui n’ont pas été autorisés à sortir d’Iran, sont aussi touchants dans la vie réelle que dans le film!
Pour la section Forum, les deux films que nous avons récompensés se complétaient car l’un parlait du passé stalinien, l’autre de la guerre actuelle en Ukraine. Maria’s Silence est un beau film tourné en noir et blanc dans une atmosphère de film noir qui évoque un passé, les purges staliniennes de 1937, qui malheureusement se retrouve d’actualité dans la Russie actuelle. Intercepted est un documentaire sur la guerre en Ukraine qui repose sur un dispositif très particulier : il confronte des images de maisons et de villages ukrainiens dévastés avec une bande son composée d’enregistrements de conversations entre des soldats russes et leurs familles, interceptées par les services secrets ukrainiens. A travers ce dispositif ingénieux le spectateur reçoit de nombreux messages sur la propagande russe, les tortures pratiquées par les Russes dans les villages, mais aussi les réactions des soldats russes qui vont de la peur et de la lassitude au plaisir de torturer et de tuer. Un film fort à partir de matériaux très simples.
Les films primés de la Compétition
Un mot d’abord sur l’Ours d’or. Le jury a répété cette année la surprise qu’il avait créée l’année dernière en couronnant un documentaire. Dahomey de Mati Diop traite de la restitution par la France au Bénin de 26 œuvres d’art de l’ancien royaume du Dahomey. Le film se déroule sur deux niveaux : l’aspect technique du transport et de l’installation des œuvres d’une part, les réactions des Béninois à l’opération d’autre part. S’y ajoute une idée originale consistant à faire d’une statue anthropo-zoomorphe du roi Ghezo un personnage qui commente son voyage dans sa langue vernaculaire, ce qui apporte au film une touche de poésie et d’émotion.
Dans les autres films primés par le jury, le Grand prix est allé à A Traveler’s Needs de Hong Sangsoo qui n’est pourtant pas un grand cru du réalisateur qui a d’ailleurs déclaré en le recevant qu’il ne comprenait pas très bien pourquoi il l’avait eu ! On retrouve ses longs plans fixes et ses scènes répétées mais on ne se passionne pas pour cette française, jouée par Isabelle Huppert, qui cherche à gagner un peu d’argent en donnant des leçons de français. Le jury a aussi créé la surprise en attribuant le Prix du jury à Bruno Dumont pour son film L’Empire, un pastiche de la Guerre des étoiles sur les terres du P’tit Quinquin, un film un peu fou, où l’on appréciera (ou pas) les références à d’anciens films de Bruno Dumont.
Le Prix du meilleur scénario est allé à Sterben de Matthias Glasner, une réflexion ambitieuse (le film dure trois heures) sur la mort sous toutes ses formes, de la mort de vieillesse au suicide. Le personnage principal, un chef d’orchestre quadragénaire, à la fois gentil mais rationnel et insensible, est entouré de tout côté par la mort : celle, naturelle, de ses parents âgés, celle, voulue, de son ami suicidaire, mais aussi la mort lente de sa sœur qui noie sa solitude dans l’alcool et le sexe. Le réalisateur prend son temps pour filmer les échanges entre les protagonistes, cela peut irriter le spectateur mais donne au film une grande force.
A Different Man de Aaron Schimberg, pour lequel Sebastian Stan a reçu le prix du meilleur acteur, est un film intéressant et complexe sur l’identité et le handicap, qui mélange un peu de science-fiction avec une bonne dose d’humour juif new-yorkais. Un homme a une tête affreusement difforme dont il tire parti en jouant dans des petits films publicitaires, mais sa vie est globalement un échec et il rêve d’un visage normal. Un traitement révolutionnaire va lui donner un beau visage mais son bonheur sera de courte durée lorsqu’il va être confronté à un double de son ancien « lui-même », un homme au visage monstrueux à qui tout réussit ! Le scénario est subtil, les thèmes de l’identité et du bonheur sont traités avec intelligence et humour.
Les oubliés du palmarès
Certains films auraient largement mérité de figurer au palmarès. La Cocina de Alonso Ruizpalacios est un film mexicain flamboyant dans lequel le melting-pot new-yorkais est observé à travers les cuisines d’un restaurant où se mélangent tous les pays et toutes les langues. Ce huis-clos est parfois tendu et violent et le film se termine dans le chaos mais il règne une grande fraternité entre ces femmes et ces hommes, qui ont en commun d’avoir fui leur pays pour profiter du rêve américain.
Shambhala de Min Bahadur Bham se déroule dans les montagnes du Tibet. Dans un village qui pratique la polyandrie, une jeune femme est mariée aux trois frères d’une famille. Alors que son mari principal est parti avec presque tous les hommes du village dans un voyage de plusieurs semaines pour vendre leurs productions à la ville, la femme est accusée d’être enceinte d’un autre homme. Son mari l’apprend et ne retourne pas au village ; elle part alors à sa rencontre dans un long voyage à pied. Cette fable, marquée par des mœurs ancestrales, des superstitions, des rites bouddhiques mais aussi une grande proximité avec la nature, est déroutante mais très belle.
Dans la sélection Forum
Outre les deux films primés par le Jury œcuménique, on peut citer quelques films intéressants. Shahid de Narges Kalhor, est un petit film d’une inventivité folle sur les immigrés iraniens en Allemagne. A travers l’histoire d’une jeune femme qui souhaite abandonner une partie de son nom (« shahid ») parce qu’il renvoie à une notion de martyr religieux qu’elle rejette, ce film à plusieurs dimensions parle avec légèreté d’un sujet grave. In the Belly of the Tiger de Siddartha Jatla est un film émouvant et poétique sur la vie dans les petits villages de l’Inde où des familles très pauvres et souvent endettées sont obligées de travailler à l’usine locale, ici une briqueterie, dans des conditions voisines de l’esclavage. La seule manière de sauver sa famille de la misère est de se faire dévorer par un tigre et de toucher la prime du gouvernement !
Un film social mais où la misère a été volontairement atténuée par le réalisateur en habillant ses personnages, notamment les enfants, de vêtements très colorés et en entremêlant à son récit des séquences de théâtre et des rêves. Beaucoup de fraternité, de tendresse et d’amour dans ce film où l’on est souvent proche des larmes mais qui baigne aussi dans beaucoup de poésie. Was hast du gestern geträumt, Parajanov? (À quoi as-tu rêvé hier, Parajanov) de Faraz Fesharaki est un documentaire réalisé par un jeune Iranien exilé en Allemagne qui filme ses relations avec ses amis en Allemagne et ses parents restés en Iran. Les échanges en vidéo avec ses parents sont les plus intéressants : son père est un intellectuel peu favorable au régime et sa mère a fait deux ans de prison. Fait avec de tout petits moyens, ce film est un peu inégal mais attachant.
Même si certains films m’ont paru un peu faibles pour un festival comme la Berlinale, la sélection était riche et passionnante et l’ambiance des salles particulièrement chaleureuse.